... bien avant BrassensCouté et les petits Brassens

Gaston Couté n'appartenait pas à la catégorie des chansonniers médiocres qui débitent des fadaises et des sornettes pour "divertir".En apportant de son pays natal un accent particulier et un lyrisme nouveau, il témoignait de l'originalité de son génie. S'il a "mal tourné", comme le dit sa chanson, c'est qu'il était un poète d'instinct, amoureux de la nature et de la vie, un révolté exaspéré et indomptable contre la société et le monde, jusqu'à sa mort.

Au cours de sa vie désordonnée et tourmentée, il ne cessa de lutter contre le conformisme bourgeois, la stupidité et la méchanceté des envieux et l'amoralité de ses imprésarios qui l'exploitaient sans scrupule et sans vergogne. Avec son talent vigoureux, Gaston Couté mourait de faim à la "belle époque". Aujourd'hui, on reconnaît qu'il a renouvelé l'art de la chanson populaire et qu'il a donné un ton plus suggestif à la poésie révolutionnaire.

La destinée de Gaston Couté, même dans sa brièveté, est si émouvante et si dramatique, qu'elle mérite d'être contée.

Fils d'un meunier qui le destinait à l'administration des Finances, Gaston Couté passa deux ou trois ans dans un lycée d'Orléans, où il préférait rimer des vers plutôt que d'étudier le latin. Avide de liberté et d'indépendance, et poussé par son génie précoce, il abandonna les classes et entra dans la rédaction d'un journal local, qui publia ses premiers vers et ses fantaisies. De tempérament bohème et plein d'ambition, il débarqua à Paris à l'automne de 1898 avec cent francs en poche, pour imposer son- talent au public de la capitale.

A Paris, des déceptions cruelles l'attendaient : au cabaret de l'Ane Rouge, il récitait ses poèmes pour un café crème, son unique salaire. Et ce fut le commencement d'une existence de misère effroyable ; certains jours, il ne mangeait pas et ne savait où coucher ; il menait une vie errante "sous la neige et sous la pluie, sans chaussures et sans presque de vêtements".

A dix-neuf ans, il est engagé aux Funambules à trois francs cinquante centimes le cachet par le poète Jehan Rictus, auteur des Soliloques du Pauvre, qui a évoqué sa première rencontre avec le jeune poète paysan : "Couté nous apparut en blouse bleue, sa blouse des dimanches ruraux et des jours de foire, passée sur ses "biaux habits". Il était coiffé d'un feutre noir et pointu à larges ailes, et c'était à cette époque le petit gars trapu et de teint coloré qui nous arrivait tout droit de sa Beauce".

Aux Funambules, Gaston Couté lisait des poèmes qui révélaient déjà sa personnalité neuve et sa vocation de chansonnier : Le Champ de naviots, Dernière bouteille et L'Héritage, dans lesquels il a traduit avec une vigueur incisive l'âme madrée et cupide des croquants. "Ses poèmes, écrivait Rictus, sentaient bon la terre, les foins, les labours, les emblavures, les vergers et les bois, toute la campagne en un mot ; cet adolescent de génie joignait à ses dons extraordinaires une technique des plus habiles et la connaissance approfondie du métier".

Le dénuement extrême dans lequel il se débattait ne l'avait pas découragé. Cependant, on admira son talent et il devint vite populaire. Gaston Couté présentait ses vers avec une diction inimitable, dans les cabarets parisiens en vogue. Souvent, il allait à Belleville réciter ses poèmes aux ouvriers qui lui faisaient un accueil chaleureux, car il était fraternellement solidaire avec eux, dans leurs combats d'émancipation et dans leurs aspirations : C'est le Premier Mai, Debout camarades ! - Déjà l'avenir se laisse entrevoir : ayons confiance - Après l'hiver le printemps s'avance - Chassant les corbeaux au triste vol noir - C'est le Premier Mai, Marchons camarades ! - Les jeunes rameaux sont couleur d'espoir.

Cette profession de foi était sincère dans la communion intime de sentiment et de pensée avec la classe ouvrière, qui se manifeste avec plus de force, d'attraction et d'éclat dans ses chansons d'actualité de la semaine, publiées dans La Guerre Sociale, qui ne furent jamais réunies en volume à cause de leur ton incendiaire.

On y trouve des poèmes qui expriment simplement, avec une poignante gravité, ses impressions sur la détresse collective : Plus tard, sombre esclave, noir prolétaire - Sentant en son cœur l'orage monter - A bout d'injustice, à bout d'misère - Il est sur le point de s'révolter. Pour se convaincre qu'il était le plus lyrique des poètes chansonniers de son temps, il suffit de lire : Chanson du printemps, Après vendanges, Les deux chemineux, A l'auberge de la route, L'odeur du fumier, où il dépeint la beauté sauvage de sa Beauce natale, sa propre sensualité, ses désirs, ses joies simples et ses rêves.

Couté a manié l'ironie mordante avec virtuosité quand il fulmine contre l'Eglise, le militarisme, les capitalistes, les gens hypocrites et sordidement intéressés... Sa truculence n'a rien de vulgaire; ce n'est qu'une forme plus directe, plus pittoresque et plus naturelle de la vérité.

C'était bien sa philosophie humaine. Ce poète ne vivait pas pour lui et on l'a comparé avec raison à Tristan Corbière. Son ascétisme volontaire, son indifférence platonique à son propre bien-être, puis sa vie militante fébrile, disait Henri Bachelin, ont hâté sa mort prématurée, qu'il attendit avec une sérénité stoïque sur un lit d'hôpital, qui le délivra à trente et un ans.

Mais le "gars qu'a mal tourné" nous a laissé cependant le meilleur de son génie : la richesse de son cœur, l'originalité, les trouvailles de son art, l'humanité profonde et universelle de sa poésie.

Théodore BEREGI.


COUTE ET BRASSENS

« En 1963, Georges Brassens paraît dans la collection “Poètes d'Aujourd'hui”. C'est un tollé dans les cénacles ! En 1967, Brassens se voit décerner le Grand Prix de Poésie, par l'Académie française. Après Villon, Jean-Baptiste Clément, Aristide Bruant et Gaston Couté, pour n'en citer que quelques-uns, la poésie de tradition populaire était reçue parmi les “docteurs”. Guitare ou pas, il fallait reconnaître que Georges Brassens, dont les chansons vivaient bien dans les mémoires, écrivait, savait écrire des textes parfaitement composés, charpentés, savoureux. Fabliaux et complaintes, villanelles et ballades, poésie de Rutebeuf et de Paul Fort, Brassens retrouve naturellement ces sources. Son langage poétique est d'ancienne lignée Un arbre bien enraciné dans notre poésie, son écorce est rude mais vivante la sève. Il a plus fait pour les poètes que cent ans de critiques et de plaquettes confidentielles, en réveillant le goût, le besoin de poésie dans un innombrable public ». (Pierre Seghers)