Une autre vedette de ce cabaret venait souvent trinquer avec nous : Gaston Couté, «le poète beauceron», comme le présentaient les affiches. Fils d'un meunier de Meung-sur-Loire, vieux bourg où fut emprisonné Villon (il est des parrainages qui ne portent pas bonheur), il se glorifiait de son origine campagnarde plus que de ses lauriers du lycée d'Orléans. Pour flâner sur la Butte, où il habitait, il n'enfilait pas sa blouse empesée que lui imposait le directeur des Noctambules, néanmoins, il restait paysan comme devant, mal ficelé dans un costume de confection, et traînant ses souliers ainsi que des rabiots. Accoudé, nez baissé, devant son absinthe, il avait la ruine d'un gars buté qui écoute, à l'écart, le Parisien en vacances faire des phrases. L'art nègre, la recherche des volumes, la couleur pure, lui paraissaient des amusettes de désoeuvrés, et nos chicanes sur l'hermétisme, l'orphisme, le cubisme, l'instrumentisme, le faisaient littéralement grincer des dents.
« Foutez-moi la paix se fâcha-t-il une fois. La poésie, c'est autre chose... »

Mais il n'a pas dit quoi. A nous de chercher dans son oeuvre. comme on cueille des mûres ou déniche des pinsons... Depuis l'enfance, sa vie n'avait été qu'une longue colère. Au lycée, on l'avait chassé pour avoir publié, dans un journal local, des poèmes révolutionnaires. Déjà, son camp était choisi. En art, en politique, en tout, il serait le réfractaire. Une position qui n'enrichit pas.

A c'tt' heur', tous mes copains d'école,
Les ceuss' qu'appernin l'A B C
Et qu'écoutin les bounn's paroles,
l's sont casés, et ben casés !
Gn'en a qui sont clercs de notaire,
D'aut's qui sont commis épiciers,
D'aut's qu'a les protections du maire
Pour avouèr un post' d'empléyé...
Ça s'léss' viv' coumm' moutons en plaine,
Ça sait compter, pas raisounner !
J'pense queuqu'foués... et ça m' fait d'la peine
Moué ! j'sés un gâs qu'a mal tourné !

Il récitait cela d'un air rageur, mordant les rimes, comme s'il eût lancé des bordées d'injures au passage des conscrits ou de la procession. Il s'en prenait au sort, à la société, à Dieu même :

T'foute à bas... Christ ed' contrebande,
Christ ed' l'Eglis ! Christ ed' la Loué,

Plus il était violent, plus les spectateurs applaudissaient : cela acheva de le dégoûter. Déjà, il ne pardonnait pas aux tenanciers de ces boîtes de l'avoir exploité à ses débuts, quand il débarqua à Paris en complet du dimanche, avec cent francs en poche et son rouleau de chansons, l'Ane rouge qui le payait en cafés crèmes, les Funambules, où il recevait trois francs par soirée. Alors, maintenant que ces «bieaux môssieurs» avaient besoin de lui pour leur affiche, il refusait leurs cachets et restait place du Tertre, à boire et gueuler avec les copains. En revanche, il acceptait de paraître pour rien à la Maison du Peuple, au fond d'une impasse de la rue Ramey. Les joues brûlées de fièvre, secoué de quintes de toux, il récitait tout ce qu'on voulait : Le Ramasseux d'morts, Les Gourgandines, Môssieu Imbu, Le Champ d'naviots, Les Conscrits.

Aux pauv's fumell's i's f'ront des p'tits,
Des p'tits qui s'ront des gàs, peut-être ?
A seul' fin d' pas vouèr disparaître
La rac' des brut's et des conscrits.

  L'assistance s'enflammait : familles d'ouvriers, employés à cent vingt francs par mois, rapins, petits commerçants du quartier.
« Encore ! Le Christ en bois ! Le Gas qu'a perdu l'esprit ! »
Leurs applaudissements lui rendaient des forces. Après, il remontait là-haut, épuisé. Et se soignait, à sa façon. En buvant. S'il ne se passionnait pas pour nos discussions d'art, c'était autre chose pour la politique. Révolutionnaire, anticlérical, antimilitariste, anti-tout, il n'envisageait de bonheur social que par le chambardement, et mieux valait ne pas le contrarier. Il avait, sans raison, des bouffées de fureur qui le jetaient poings serrés sur de plus forts que lui, ou même sur ses compagnes, qui le plaignaient au lieu de se fâcher. L'accès passé, il reprenait un verre, sachant qu'il se tuait.

La vi', c'est eun âbr' qu'on élague...
Et j' s'rai la branch' qu' la Mort coup'ra.

  Ses amis le poussaient à réunir ses oeuvres en volume. Le titre était tout trouvé : Chanson d'un gars qu'a mal tourné. Et en effet, il tourna mal. Trop de basse noce après trop de misère. Un matin de juillet son cercueil, pas bien lourd, quittait Lariboisière dans le corbillard des pauvres. Au cortège clairsemé de chansonniers et de rapins, vint se joindre, à l'instant du départ. une vieille vêtue de noir, sèche comme un sarment, ridée comme une pomme, qui ne se fit pas connaître. Sans un mot à personne. elle suivit le deuil. Renfrognée, les yeux secs. Arrivée à la gare d'Orléans- et la bière déposée dans un fourgon, elle écouta les discours, puis, se détachant du groupe, alla s'asseoir sui-le marchepied, son parapluie de paysanne entre les genoux. Alors, on comprit : c'était la maman. Pourtant elle lança un tel regard de haine à ces vauriens de Parisiens qui avaient fait boire son garçon que personne n'osa s'approcher d'elle. Gênés, les assistants repartirent en détournant les yeux, laissant le poète beauceron dans son wagon de marchandises, sous la garde farouche de la veuve du meunier.

Quel épilogue, mon pauvre Couté, pour ton livre de chansons...