IL Y A CENT ANS NAISSAIT GASTON COUTE
par Gaston Coutant, conservateur et secrétaire de l'association " Les Amis de Gaston Couté "
(extrait du numéro 23 du "Journal de la Sologne" paru en hiver 78)

Gaston Couté naissait il y a cent ans le 23 septembre 1880. Farouchement marginal, épris de liberté jusqu'à la violence, le mépris des imbéciles devait sans doute le remplir d'aise.

" Vous croyez que je vais dire mes poèmes devant cette bande de cons ? " avait-il déclaré sur scène, au début d'un tour de chant devant un public qu'il jugeait un peu snob.

Le vingt-trois du mois de septembre, à trois heures du matin, naissait à Beaugency (Loiret), rue du Rû, Gaston Eugène, fils de Eugène Désiré Couté, meunier, âgé de trente-neuf ans, et de Estelle Joséphine Palmyre Alleaume, trente-quatre ans, son épouse.
Deux ans plus tard, la famille Couté partait s'établir à Meung-sur-Loire. A deux cents mètres de la route de la Nivelle, au premier tournant du chemin de Clan, une haute bâtisse de pierres grises s'élève entre plaine et courtils. C'est le moulin de Clan. Gaston Couté y passera toute sa jeunesse, bercé par le ronronnement de la grande roue à aubes qu'anime le courant rapide de la jolie rivière des Trois Mauves.
Au levant, des arbres immenses puisent dans l'humidité du sol une prodigieuse vitalité. Des compagnies de corbeaux y nichent en permanence. Au couchant, la plaine de Beauce, la terre à blé, vient mourir au pied du moulin; sur la crête du coteau, non loin de là, de grandes meules de paille montent la garde une bonne partie de l'année.

Le premier témoin de l'activité artistique de Gaston Couté s'appelle Maurice Frottier. Il a "frotté" ses culottes avec le jeune poète sur les bancs de la primaire, dans les tristes classes de la rue des Remparts. Maurice Frottier m'a plusieurs fois conté les péripéties de la naissance des Gourgandines, l'un des poèmes majeurs que son vieux copain avait écrit d'un seul jet, un matin de mai, au dos de vieilles factures qu'il avait ramassées dans le grenier du moulin.
Il a poussé du pouél' dessu' l'vent' à la terre...
Frottier esquissait un sourire en citant ce vers magnifique, évocateur du blé en herbe comparé aux filles nubiles. Son regard malicieux filtrait sous la paupière plissée. Il caressait sa longue barbe d'un geste lent et appliqué puis observait un moment de silence que je me gardais bien d'interrompre. Son âme de bohème paraissait s'évader hors du temps, dans un monde connu de lui seul, sur les chemins mystérieux de la poésie. Quand il revenait ici-bas, il me narrait quelque anecdote née au cours des longues flâneries qu'il avait jadis accomplies avec le Beauceron, le long du sentier fleuri des Mauves. "Gaston bavardait à perdre haleine, puis, sans que je sache pourquoi, il évitait systématiquement de m'adresser la parole. Tout d'un coup, il se mettait chanter à tue-tête le vieux Noël du Chat Noir :

Nos amis seront tous à l'assemblée
Le mien n'y sera, j'en suis désolée
Va mon ami, va
La lune s'éveille,
Va mon ami, va
La lune s'en va.

Couté ne voulait pas dramatiser complètement la vie, désespérante mais non désespérée, des " gourgandines ". Il tenait à dire vrai et il y avait si bien réussi qu'au 1endemain de la publication de son poème, trois bonnes femmes du " bourg de dix mille âmes et guère avec " vinrent l'accabler de leurs reproches et le couvrir de malédictions parce qu'elles s'étaient crues visées.

(...) J'ai bavardé plusieurs fois avec Pierre Mac Orlan, quand il demeurait rue Constance. Il aimait évoquer les chansons sentimentales de Couté dont il avait fait la connaissance au vieux lycée d'Orléans, en 1896, dans la cour des punis. Il le retrouva à la fin de ses études classiques à l'hôtel Bouscarat de la place du Tertre. Les deux amis logeaient sur le même palier du 1er étage.  Mac Orlan aurait bien voulu en savoir plus sur la vie intime de Couté, quelque indiscret que ce soit. Je ne pouvais guère le renseigner. Couté gardait farouche la pudeur de ses émotions principales, celles qui lui inspiraient de si tendres chansons d'amour, S'il y eut l'apparence d'une jeune fille dans sa brève existence, personne, sans doute, ne connut son nom.

Un autre poème, La Toinon, contient le secret de sa désillusion, Couté n'avait que dix-huit ans quand il vint retrouver Maurice Dauray au Pierrot Noir, à Châteauroux. Son scepticisme englobait déjà avec un égal mépris la société bourgeoise, les hommes et la femme. Il me plaisantait disait Dauray de composer des chansons d'amour qui célébraient les charmes et l'âme féminins et m'enviait de croire à ces choses qu'il avait depuis longtemps reléguées aux accessoires. Mais je sentais, dans sa cordiale raillerie, un regret de ne pouvoir éclairer son esprit et atténuer son scepticisme d'un rayon d'illusion. (...)La rancœur de Couté s'exhale avec encore plus de force dans En suivant leu' noce.

C'est au mois d'octobre 1896 que le jeune Couté fut admis au lycée d'Orléans, en section moderne. Il ne garda pas un bon souvenir de son séjour dans l'établissement de la rue Jeanne D'Arc. On appliquait en ce temps là des méthodes très voisines de celles de la caserne. Chaque matin, " Charlot " réveillait les internes par de vigoureux roulements de tambour; il prenait un réel plaisir à accomplir sa mission. Après la toilette, le rassemblement s'opérait au sifflet. On ne tenait par ailleurs aucun compte des aptitudes particulières des élèves; la rigueur des programmes excluait de leur part toute initiative. Couté était écœuré du bas servilisme des " bestiaux " de son entourage, autant que du manque de discernement de ses maîtres. De multiples incidents survinrent qui provoquèrent en fin de compte son renvoi du " bahut".
Sur la recommandation de Fernand Rabier, député de la 1ère circonscription d'Orléans, Couté entra à la Perception d'lngré puis à la Trésorerie Générale, en qualité de commis du trésor. Il n'occupa pas longtemps ce dernier poste tant son horreur des chiffres était manifeste. En quête d'une autre situation, il fit au cours de ses recherches la connaissance du nommé Da Costa qui vivait à Olivet, avec sa mère retraitée de je ne sais plus quelle administration. C'était un étrange personnage. Il cumulait ses peu absorbantes occupations de pêcheur à la ligne dans la rivière le Loiret... et dans les colonnes du journal Le Républicain Orléanais dont il était le correspondant local, avec celle encore moins lucrative de Secrétaire de l'Union Sténographique du Centre. Ecrivain à ses moments perdus, et Dieu sait s'il en avait ! Da Costa a fait éditer quelques ouvrages, nouvelles et pièces de terroir. J'ai conservé un exemplaire des gars du bourg, d'une farce judiciaire, du Conseil de Saint-Martin des Chiens (sous-entendu d'Olivet). Il favorisa l'insertion des premiers poèmes de Couté dans la Revue de l'Union Sténographique.
Par l'intermédiaire de Da Costa, Couté entra en relations avec une autre famille d'Olivet, les Simon, qui demeuraient dans une belle demeure de la rue de Couasnon. J'ai bien connu le fils Simon Jules Marie, il tenait à ce que son double prénom ne soit jamais dissocié de son nom -. Il est mort à Orléans en 1970, dans sa centième année.
(...)Couté, Da Costa et J. M. Simon devinrent de bons amis. Chaque fin de semaine, ils allaient bavarder dans le bureau de l'Union Sténographique. Simon possédait une bonne culture classique. Il donna à Couté de précieux conseils, lui enseignant le rythme et l'harmonie des vers, l'initiant à la science ardue des césures et des rimes.
Cependant, Couté venait d'obtenir au Progrès du Loiret, un journal d'opinion radicale-socialiste dont Jacoutot était le rédacteur en chef, l'emploi d'apprenti reporter qu'il convoitait et qui convenait certes mieux à ses aptitudes que celui de commis du trésor auquel son père avait primitivement cru bon de le destiner. Pour éviter d'accomplir à bicyclette, matin et soir, les 20 km séparant Meung d'Orléans, Couté loua dans une maison de la rue de la Cerche, à moins de deux cents mètres de son lieu de travail, une chambre meublée, je devrais dire plus mal que bien meublée, d'un vieux lit de fer, d'une table bancale et de deux chaises. Un logis sordide mais dont le loyer ne dépassait pas 10 F par mois !
Tout à côté, dans une autre maison à garnis, demeurait une fille peu farouche prénommée Louise. Elle travaillait dans un atelier du centre de la ville. Un peu plus âgée que Couté, Louise avait un physique agréable. Da Costa l'avait fréquentée. Couté profita à son tour de ses faveurs et entretint avec elle des relations intimes qui ne durèrent, m'assura Simon, que trois ou quatre semaines. Preuve, ajouta-t-il, que Couté ne se désintéressa pas complètement de l'amour. J'acquiesçai, tout en lui faisant remarquer que cette amourette ne modifia en rien le comportement sentimental ultérieur du jeune Beauceron.

(...) Un jour d'automne, un théâtre ambulant s'arrête à Meung et dresse ses tréteaux dans la cour de l'auberge Gillet. Castello en est le directeur.
"Je me souviens de cette halte comme si c'était d'hier, m'a-t-il dit. J'avais demandé, à l'issue de notre unique représentation, si quelque spectateur désirait si faire entendre. Un tout jeune homme s'approcha, poussé par l'ami qui l'accompagnait. Il se nommait Gaston Couté, je l'appris quelques instants plus tard. Il grimpa sur l'estrade et, les mains aux poches, sans façon, déclama d'une voix mal assurée une étonnante chanson, plus exactement un poème qu'on imaginait mal qu'il ait pu être composé par un garçon de dix-sept ans. Il s'agissait du Champ d'naviots.
- Quel est donc l'auteur de cette pièce lui demandai-je, quand il eut achevé d'en détailler la dernière strophe, de conclure son histoire si pleine de vérité, de simplicité et de mélancolie.
- Mais c'est moi, me répondit-il d'un air gêné.
Je le félicitai chaleureusement et lui demandai de m'accompagner dans l'arrière-salle du café. J'avais un vif désir de l'entendre encore, de le questionner, de connaître ses projets. Il me récita d'autres poèmes qui sentaient bon la terre, la vigne, les blés. Toute la campagne flambait dans ses yeux. Il avait complètement effacé sa timidité du début.
Je l'engageai à poursuivre ses compositions en parler paysan en lui laissant entrevoir que leur originalité pourrait le conduire à un bon succès dans les cabarets de la capitale, s'il consentait à quitter son village.
Et j'eus l'impression, en le quittant, qu'il n'allait plus larder à abandonner tout ce qui le retenait à Meung et à Orléans, sa famille et la quiétude qui l'entourait au moulin paternel qu'il me disait habiter, ses amis et son emploi d'apprenti reporter. Je n'entendis plus prononcer son nom pendant la durée de notre tournée provinciale."

Le 31 octobre 1898, Gaston Couté prend un billet de 3ème classe à la gare de Meung et en route pour Paris ! Son bagage est mince : une douzaine de chansons et les cent francs que son père lui a glissés dans la main au moment des adieux. Il enveloppe tout ça d'une volonté du tonnerre ! Il veut être chansonnier, il franchira tous les obstacles. Courir, aimer, chanter, avoir faim et froid ? C'est une expérience éternelle de tous les poètes. Il le sait. (..). Alors, il court les cabarets de Montmartre au Quartier Latin. Il y clame avec son accent tendre et gouailleur, son mépris des conventions sociales, sa rancœur et sa tendresse, son âpre vision d'où jaillit finalement une immense bonté. A Al' Tarlaine, le généreux Taffin lui octroie pour tout salaire un café crème, aux Noctambules il touche 3 F 50 par soirée. Il a faim et froid, il connaît des jours sans pain, des nuits sans gîte. Tant pis ! il ne courbera pas l'échine.
Maurice Lucas, Eugène Manescau et le chanteur Buffalo s'étaient attablés un soir au cabaret Al' Tartaine. Ils avaient écouté avec sympathie Un bon métier (pas celui que Couté exerçait) et l'Héritage. Quand le jeune Beauceron descendit de l'estrade, ils l'invitèrent à leur table puis, pour mieux faire sa connaissance, à partager leur repas du lendemain, chez Manescau. Un mois plus tard, dit Maurice Lucas, il ne figurait plus à l'affiche du cabaret de Taffin. Je le retrouvai aux Funambules, entouré de Xavier Privas, de Gabriel Montoya, de Marcel Legay, de Théodore Botrel. Il était tout autant démuni de pécule qu'en ses débuts. Les cabaretiers l'exploitaient.
Sa réputation grandissait. De nouvelles pièces de son répertoire attiraient les noctambules : Les Gourgandines, surtout, Môssieu Imbu, Le Christ en bois.

Le pauvre Couté, disait Jehan Rictus, était sans défense contre les pièges de la ville et les chausse-trapes de la vie des cabarets. Celle-ci comporte entre autres dangers, la répugnante exploitation des "managers", les fréquentations malsaines avec leur cortège de beuveries et de vadrouilles et, surtout, la "camaraderie ", c'est-à-dire la solidarité des faibles et des médiocres qui aboutit au boycottage assuré du " camarade " de talent.
" Par destination le poète est, à mon avis, l'homme des foules et non des salons. Le poète véritable a ce privilège, même en ne parlant que de lui, de confesser les joies et les douleurs de la multitude. C'est la bonne tradition d'Homère à Villon, en passant par les trouvères et les troubadours du Moyen Age. Un poète qui n'est pas d'expression populaire ne représente pour moi rien du tout. Je le crois destiné à périr et si je le compare au bidet de la Putain dans le cabinet de toilette, j'estime que ce dernier objet est infiniment plus utile. " Ainsi parlait Jehan Rictus.

Pour le poète comme je le comprends, il faut donc un public. Où peut-il l'atteindre ailleurs qu'au cabaret ? Le café concert, le théâtre, les journaux lui sont fermés ou presque. Le cabaret correspond donc à une nécessité qui a toujours existé parce que l'homme a besoin de poésie véritable Plus peut-être encore que de pain. Mais il faut s'entendre sur cette réalité et cette tradition perdue. Il ne s'agit pas uniquement de célébrer les yeux et les tétons de sa maîtresse. La poésie peut être l'expression plus virile, plus contemporaine, plus directe. Bien d'autres sujets lui conviennent et Gaston Coule l'a magnifiquement prouvé. Aussi le lui fit-on payer très cher. Le public l'en récompensa. (...)

Couté fuyait de temps en temps ses compagnons de bohème. Dés qu'il arrivait dans la cour du moulin de Clan sa mère se précipitait pour l'embrasser tendrement. Le linge douteux qu'il portait sous des vêtements fripés attestait la noirceur de sa misère. En voyant cela, la maman Couté murmurait " mon pauvre petit ", tout en essuyant une larme furtive.
(...) L'habitat de plaisance de Couté ne ressemblait pas, on s'en doute, aux belles demeures édifiées le long des routes de Clan et de La Nivelle. " La Turne", c'est ainsi que Couté qualifiait irrévérencieusement son logis, recelait entre ses murs mal blanchis un lit de forme bizarre, une table avec tout ce qu'il faut pour écrire et plusieurs chaises. A droite de la porte d'entrée trônait une belle affiche du -Pacha Noir, fixée par quatre punaises ; entre les noms de plusieurs chansonniers célèbres, on pouvait y lire : Gaston Couté, le chansonnier beauceron, dans son répertoire. Sur le mur en vis-à-vis, à côté d'une affiche originale de Berly dessinée sur un papier d'emballage, l'une de ses premières Chansons de Beauce, " La Toinon ", témoignait qu'un éditeur avait reconnu son talent; en première page, son portrait, signé d'Octave Lion, attirait l'attention.
Une rutilante lanterne de papier, suspendue au plafond au moyen d'un fil de fer, complétait le décor. Elle dispensait le soir une lueur incertaine quand, autour de la table, les amis de Couté échangeaient leurs idées en fumant la pipe. Ils digéraient lentement le frugal repas que la mère Vitry, dont le logement jouxtait " La Turne ", avait laborieusement préparé. La bonne vieille ne prétendait pas à la qualification gastronomique. Les patates et les haricots, un morceau de lard ou deux ou trois saucisses, savaient mieux que toute autre nourriture terrestre calmer la fringale des Parisiens égarés à Roudon.
Certains jours, Couté s'enfonçait en catimini à travers les buissons qui rendent les rives de la Mauve presque inaccessibles. A deux ou trois cents mètres du moulin, au confluent de deux des bras de la rivière, il savait trouver dans un fourré une longue perche au bout de laquelle il fixait un collet de laiton emporté tout exprès. Les brochets sommeillent, au fil de l'eau, si le soleil darde ses rayons. Couté passait précautionneusement la boucle du collet par la tête de l'animal puis, d'une brusque détente du poignet, il le projetait sur la berge. Il se contentait généralement d'une prise qu'il ramenait triomphalement à la Turne. La mère Vitry s'en emparait et, au dîner, la servait accommodée avec une sauce au beurre blanc dont elle conservait jalousement le secret.

(...) L'activité des cabarets reprenait dès le début d'octobre...Roland Dorgelés se souvient de Couté :
" Accoudé sur la table, le nez au-dessus de son verre, il avait l'air du gars buté qui écoute, à l'écart, le Parisien en vacances faire des phrases. L'art nègre, la recherche des volumes, la couleur pure, ce n'étaient pour lui que des amusettes de désœuvrés, et nos chicanes sur l'hermétisme, le cubisme, l'instrumentisme, le faisaient littéralement grincer des dents. "Foutez-moi donc la paix, se fâcha-t-il un jour. La poésie, c'est autre chose. " Mais il n'a pas dit quoi. A nous de chercher dans son œuvre, comme on cueille des mûres ou déniche des pinsons.

(...) Le 22 juin 1911, La guerre sociale, annonce à ses lecteurs : "Chaque semaine nous publierons une chanson satirique de Gaston Couté. L'auteur des Conscrits, des Gourgandines, du Christ en Bois et de tant d'autres poèmes d'une langue si savoureuse et si forte, vulgarisera à sa façon les idées de révolte et d'émancipation qu'il a toujours défendues. "
(...) Couté signait du pseudonyme Le Subéziot chacun de ces petits poèmes, autrement dit Le Siffleur. Inutile de dire que cette activité journalistique ne favorisait pas son accès aux tremplins des cabarets où pétillait, en 1911, un feu de patriotisme attisé par le vent d'une préparation psychologique des masses au conflit armé qui allait éclater trois ans plus tard. Mais Couté avait mis un doigt dans l'engrenage, son corps ne pouvait manquer d'y passer tout entier. La turbulente équipe de La guerre sociale s'opposait violemment aux Jeunes Gardes qui cherchaient à reconquérir la rue. Les manifestations se succédaient.
" Les Chansons de la semaine de Couté faisaient le tour du Paris révolutionnaire. On les répétait à l'atelier, dans la rue, les soirs de meeting houleux. Ce n'était plus le patois du paysan de la Beauce, c'était le jargon pittoresque du Gavroche. Tour à tour gouailleur, acerbe, plaintif, mélancolique, enjoué, révolté, il incarnait la chanson française directe, malicieuse, pétillante et parfois meurtrière. " Victor Méric a ainsi dépeint cette période troublée des derniers mois de vie de son ami Couté.
Le Beauceron ne savait que chanter. Il fréquentait la Maison du Peuple de l'impasse Pers et les réunions ouvrières de Belleville. Il y obtenait de prodigieux succès ce qui atténuait son amertume de ne plus pouvoir autant qu'autrefois accomplir sa démarche artistique dans les cabarets. Il ne recevait aucun cachet. On lui offrait seulement à boire, non plus des cafés crème comme chez Trombert ou Taffin, mais de bonnes rations de ces savantes cuisines élaborées à Bercy pour le plus grand bien de l'estomac. Vers deux heures du matin, il rentrait chez lui, exténué, le ventre creux et le gousset vide.
Couté toussait effroyablement. Mais il persistait à passer les nuits en beuveries et en discussions. Il se savait perdu. Son visage s'allongeait, un pli d'amertume cernait la bouche, accusant davantage le menton volontaire. Il contemplait le spectacle de la vie avec indifférence, il devenait taciturne, absent, songeur.
Le 7 juin 1911, La guerre sociale annonce à ses lecteurs que des poursuites sont engagées contre Hervé, Auroy et Couté, pour apologie de faits qualifiés crimes. " C'est avec joie que La guerre sociale fera, en grand, le procès des Cosaques de la R. F, et de leur chef le fou dangereux Lépine", proclame Hervé.
(...) Le 20 juin 1911, à l'ami d'enfance qu'il rencontre en sortant de la gare, il confie son intention de revenir au village pour s'y reposer et y écrire tranquillement le roman qu'il a en tête : Les pêcheurs d'écrevisses.
Il passe au bureau de La guerre sociale pour y écrire sa cinquante-deuxième chanson de la semaine : La petite fleur bleue. C'est dimanche. Dans les rues de Paris, on voit des dames mûres, des femmes élégantes, des petites jeunes filles insistant auprès des passants pour leur vendre une petite fleur de papier bleu monté en épingle.
Pour nos soldats du Maroc, disent-elles.

Au soir du 25 juin, le poète beauceron sort du cabaret des Adrets, sur les grands boulevards, dans un état d'épuisement complet. Il s'accorde la dépense d'un fiacre qui le conduit au pied de la rue Lepic, refusant d'aller plus loin. C'est en rasant les murs que le pauvre Couté poursuit sa route, en titubant, jusqu'à la place du Tertre. Sa logeuse appelle un médecin qui prescrit une admission en toute hâte à l'hôpital Lariboisière. C'est là qu'il meurt, seul, comme un gueux, à peine âgé de 31 ans, le 28 juin 1911.

Le Merle du Peuple a cessé de chanter...