Le genre qui ne plaisait pas

Emile Berton, retraité du Gaz, à Briare, est né en 1886 à Meung-sur-Loire. Il a d'abord fréquenté Gaston Couté à l'école communale de Meung, puis l'a retrouvé dans les cabarets de Montmartre. Et c'est avec émotion qu'il se souvient de cet ami qui lui est resté si cher :

" J'ai passé un an d'école avec lui, à Meung. L'école de garçons se tenait alors rue des Remparts. Il y venait à pied de Clan, une fameuse trotte, mais il arrivait toujours à l'heure immanquablement, il attendait la rentrée. La porte sitôt fermée, il sonnait. Alors Mme Petitberghein, la maîtresse d'école, venait ouvrir. " Ah ! c'est encore toi ! " Bien entendu, se voyant reçu comme ça, il faisait demi-tour mais il n'allait pas très loin ; il revenait une deuxième fois. Mme Petitberghein se déplaçait encore. M. Petitberghein l'accompagnait cette fois avec sa longue baguette de coudrier. Il y avait des tilleuls dans la cour. Gaston Couté s'arrêtait à chaque tilleul en levant la patte comme un chien. Pan ! un coup de baguette sur les fesses! Alors, il courait à un autre arbre et, comme ça, faisait faire le tour de la cour à M. Petitberghein. Après seulement, il rentrait fier comme Artaban dans la classe !...
C'est peut-être de ce temps-là que date son poème : Le Maît' d'école, ce grand malfaiseux. Gaston Couté n'apprenait jamais rien, il s'amusait à griffonner. Il ne relevait même pas la tête quand le maître l'appelait. Mais il avait le don d'écrire et il étudiait tout ce qui se passait autour de lui... Il est entré ensuite au lycée d'Orléans (d'où il s'est fait renvoyer!). Au journal Le Progrès du Loiret, c'était pareil. Entre parenthèses : le directeur de ce journal était député et a même failli être élu président de la République... J'ai encore revu Gaston Couté à Orléans, aux " Cigaliers", une sorte de cabaret qu'il avait monté avec Jules-Marie Simon. On me demande souvent : " Est-ce qu'il a eu un amour qui l'aurait contrarié ? " Je ne sais pas : on a toujours pensé que la Toinon était une jeune fille de par-là. Quand il avait voulu se marier, son père s'y était opposé. Il y a eu quelque chose. Ce n'était pas trop son père, mais plutôt son beau-frère Troulet. Le père Couté ne marchait que sur les ordres de son gendre, bien entendu ! Tous les dimanches, ce M. Troulet un pâle radicaillon amenait Madame en tilbury jusqu'à la messe. Lui allait au Café du Commerce !

Gaston Couté n'a pas voulu faire son service militaire parce qu'il était antimilitariste. Avec un copain, un certain Denis, il s'entraînait, une hotte remplie de cailloux sur le dos, à monter et à descendre sans arrêt les marches de la cave. Car il y avait la taille. Si vous ne mesuriez pas un mètre cinquante-quatre, vous étiez réformé. Eh bien ! les deux gars ont réussi à faire baisser leur taille de plusieurs centimètres! Faut dire qu'ils ont fait leur exercice des nuits et des nuits...
Longtemps après, le ministre de la guerre a fait appel à tous les chansonniers pour un concours de chants militaires. Gaston Couté avait composé à cette occasion toute une page de La Guerre sociale. Mais dame, ce n'étaient pas des chants qui pouvaient être lus par le ministre, vous vous en doutez !...

Quand il a quitté Meung, ça n'a été qu'un bruit! Ce n'était pas la mentalité actuelle, aussi bien à Meung qu'à la Nivelle... Les gens étaient derrière leurs rideaux tirés. Il passait quelqu'un, on tirait un peu le rideau pour voir qui passait. Si seulement c'était Gaston Couté, on rabaissait le rideau tout de suite! Nos parents nous interdisaient de le fréquenter ! (Heureusement, mon père à moi n'était pas à cheval là-dessus. ) Déjà, à ce moment, les gens disaient qu'il avait mal tourné, comme il le chantait lui-même... Il était toujours affublé d'une blouse de paysan et de son chapeau rond.
Il revenait quelquefois avec d'autres chansonniers de la Butte. Le père Couté leur louait une espèce d'écurie où ils s'installaient comme ils pouvaient. lls amenaient parfois des filles avec eux. À Meung, je le répète, personne ne pouvait le voir. Personne. Je suis certain que s'il avait eu soif personne ne lui aurait offert un verre d'eau ! C'était la mentalité de l'époque. Je me demande si les choses ont beaucoup changé... Par contre, à Paris, c'était le succès fou ! Surtout auprès des ouvriers et des internationalistes. On le rencontrait souvent sur la Butte, avec sa blouse sur le dos. Il ne buvait pas encore. Il avait un maigre cachet et droit à une chope de bière. Il ne buvait jamais, il l'offrait plutôt aux amis. Ça n'allait hélas pas durer.

C'est bizarre : je me suis marié l'année où il est mort. Je l'avais rencontré peu avant dans Meung, alors que je venais présenter ma fiancée à mes parents. Il n'était pas très bien. " T'as l'air fatigué ! Oui, je suis mal fichu. Écoute, je lui dis, tu ne mènes pas une vie normale non plus ; tu devrais te soigner ! " C'est vrai, il ne menait pas une vie normale.

Faut dire qu'il était trop bon. Tenez : un jour, il rentrait place du Tertre. Il voit un clochard qui était là ; il lui demande : " Qu'est-ce que tu fais là ? Je vais me coucher. Te coucher où donc? demanda Gaston. (À ce moment-là, on faisait la canalisation du gaz de la rue Lepic. Le gaz, ça me connaissait et c'est peut-être pourquoi Couté m'a raconté cette histoire!) Eh ben, répond le clochard, il y a des tuyaux, je vais me fourrer là-dedans ! T'es pas malade, dit Gaston ! Allez, voilà la clé de ma chambre. Tu iras là-bas, tu diras que tu viens de ma part et tu y passeras la nuit. " Et c'est lui qui a couché dans le tuyau !

Voilà le type qu'était Gaston Couté. C'était un être qui était bon, qui était serviable, mais qui n'a pas été apprécié dans son pays. Nul n'est prophète dans son pays... ça doit être vrai. C'était le genre qui ne plaisait pas.

Et qui ne plairait peut-être pas encore aujourd'hui. Enfin..."