LES CHANSONNIERS DE MONTMARTRE

Publication musicale, bimensuelle, illustrée
Encyclopédie de la chanson moderne
publiée sous la direction de Jean PASCAL
N° 7 du 25 juillet 1906
Gaston COUTE, illustré par GRANDJOUAN

Revue de grand format, avec un beau portrait en couleur sur la couverture.
Une préface de Maurice DUHAMEL, avec une petite photo.
Les Gourgandines,
Les mangeux de terre, Musique de Maurice DUHAMEL,
Les conscrits,
Grand-mère gàtiau, Musique de Léo DANIDERFF,
Au beau cœur de mai, Musique de Louis AUGUIN,
Le gâs qu'a perdu l'esprit, Musique de Eugène PONCIN,
Idylle des grands gâs...
En suivant leu noce, Musique de Léo DANIDERFF,
La dot,
Môssieu Imbu.
Tous illustrés par GRANDJOUAN.

 

Gaston COUTE avait deux ans quand, en 1882, son père qui était meunier, quitta BEAUGENCY pour aller s'établir à Meung-sur-Loire. Pour les souvenirs qui s'y rattachent, ce bourg conserve, parmi ses fours à chaux, ses moulins et ses ruines, comme un parfum discret de vieille France. François VILLON, enfermé dans ses prisons pour crime de sacrilège, y rima mainte pièce de son grand testament ; et 150 ans auparavant, Jehan de Meung, dit Clopinel, y avait poursuivi, sur les instances de Philippe Auguste (sic) le Roman de la Rose, laissé inachevé par Guillaume de Lorris.

Un peu de son âme frondeuse et satirique demeura-t-elle pour que COUTE en héritât, sur les berges de la petite rivière des Trois Mauves, aux pierres vétustes de Saint-Liphard ou de l'ancien castel épiscopal ? Un parallèle serait curieux à établir entre le chansonnier moderne, insurgé contre toutes les hiérarchies, toutes les traditions et tous les dogmatismes, et le trouvère médiéval, dominicain antimonial, ironique et véhément bousculeur de préjugés, et ne ménageant, dans sa lutte contre son temps, ni les idées en cours, ni les gens en place. .

Cet esprit d'insubordination permanente, Couté le révéla sien dés sa prime jeunesse. Les lieux communs l'obsédaient qui, ruminés par des générations entières, servent encore d'aliment à l'insipide conversation de tant de " parsournnes comme y faut ". Au lycée où il entra vers sa dixième année, ses camarades l'indignèrent par leur bas servilisme et leur lâcheté précoce, graine d'esclaves, démesurément soumis et transigeants. Un incident qu'il aime à rappeler vint, par surcroît, lui ôter tout crédit envers ses maîtres :

Un jour qu'il se faisait voir incapable de calculer la surface de la sphère, le dialogue suivant s'engagea :
Le professeur : M. Couté n'a pas encore appris sa leçon de géométrie !
Couté : ...
Le professeur : M. Couté a sans doute fait des vers ?
Couté : ...
Le Professeur : Si M. Couté avoue qu'il a fait des vers, il ne sera pas puni.
Coulé : J'ai fait des vers.
Le professeur : Ah ! Ah ! Vous avez fait des vers ! Voulez-vous aller les chercher, ces vers, que nous les lisions ensemble.
Couté sortit, gagna l'étude des internes, et revint au bout de quelques instants avec un poème que le professeur se mit en devoir de lire à voix haute. Il en regretta la mièvrerie et les sentiments vulgaires. Encouragé par les ricanements de la classe, il y trouva en outre de la rhétorique, du pathos, des coupes défectueuses, des chevilles... Bref il conclut que l'auteur eût mieux employé à apprendre sa leçon de géométrie, un temps aussi manifestement perdu - Or le poème que Couté s'était contenté de recopier était simplement... de Victor Hugo. Le jeune homme résista au plaisir de quinauder son maître en révélant la supercherie. Avec une joie silencieuse, il se contenta d'admirer son sens critique. Mais peu après - il atteignait ses seize ans - il quitta pour jamais la "boîte" dont son indépendance d'allures et d'esprit ne pouvait s'accommoder.

De retour au moulin paternel, il annonça fallacieusement qu'il avait trouvé un emploi à Paris, et, lesté d'un billet de cent francs, il partit au pourchas de la fortune.

Les hasards d'une rencontre le conduisirent aux Funambules que dirigeait alors Séverin, et où il récita l'une de ses premières œuvres, " Le champ de naviots ".La saveur rustique de ce poème du terroir fut goûtée incontinent et le " poète beauceron " engagé pour les apéritifs concerts de ce cabaret. Son nom voisina, sur les affiches, avec ceux de Botrel, Rictus, Oble, Mevisto...

Depuis ces temps reculés - c'était en 98 - Couté s'est fait entendre dans la plupart des cabarets et théatricules montmartrois et s'y est acquis un renom légitime. Tour à tour le Conservatoire de Montmartre, les Quat'Zarts, les Noctambules, La Nouvelle Athènes, les Arts, le Carillon, la Truie qui file (dont il fut, avec Dolninus et Dumestre, le codirecteur), le Gringoire, d'autres encore, donnèrent asile à sa muse patoisante, et sur tous les " tremplins ", il remporta le même succès enthousiaste.

C'est qu'avec les scènes paysannes qu'il évoque, il apporte vraiment une note nouvelle. Et qu'on partage ou non la farouche indépendance de ses conceptions, on ne peut s'empêcher d'en admirer la sincérité, en même temps que l'art pittoresque qu'il met à leur service.

Intensément, ses personnages vivent; nous les voyons agir; nous assistons à l'obscur travail de leur pensée rudimentaire, aux gestes logiques qu'elle déclenche. Il n'i, a que dans " La Terre ", de Zola, dans quelques chansons berriaudes d'Hugues Lapaire, ou encore dans cet admirable " Père Perdrix " de Charles Louis Philippe, qu'on trouverait, aussi puissamment campés, les types représentatifs du paysan de France.

Il ne faut pas s'étonner de trouver, chez Couté, cette exactitude minutieuse d'observation, car son inspiration n'a rien de livresque. Son œuvre n'est que la mise en vers - en vers magnifiques, évocateurs, pleins, sonores - de ses propres souvenirs.

Ces gourgandines dont se gaussent " Les grous boulhoumm's gâitieaux et les vieill's femm's bégueules " : il les a rencontrées, traînant par les chemins le poids immérité de leurs peines. Il a constaté de visu les contradictions de Môssieu Imbu... Dans ses promenades, par les foins qui sentent bon, il a été troublé par les chants des conscrits de qui l'ardeur guerrière s'atteste de saouleries homériques. Et partout, dans les Mangeux d'terre, le gâs qu'a perdu l'esprit, le Christ en bois, la dot, l'Ecole, dans toutes ses œuvres, on retrouve, retracés dans ce patois chartrain aux savoureux barbarismes, les spectacles que les jeunes ans gravèrent dans ses prunelles et à la description de quoi il se contente d'agrafer les réflexions de sa philosophie propre.

J'ai cité l'Ecole. Sully Prudhomme traita jadis un sujet analogue, et la comparaison des deux pièces ne manque pas d'intérêt. Vous vous rappelez le début de cette exquise et touchante Première solitude :

On voit dans les sombres écoles Des petits qui pleurent toujours. Le poème de Gaston Couté nous montre des " ptiots matineux " qui s'en vont par les routes, la mallette au dos... Ils franchissent la porte triste ; et, pareils aux jeunes héros de l'auteur du Vase brisé, les voici soumis à la sévère discipline d'une pédagogie oppressive, in. soucieuse des individualités et des aptitudes particulières... Matés, comprimés, les écoliers subissent avec dégoût cet enseignement tyrannique.

" Tout leur est terreur et martyre ", dit de même Sully Prudhomme. Mais le poète de Justice ne conclut pas; ou plutôt, de leur souffrance, il rend responsable le tempérament des écoliers, et non la méthode du magister.

Ces enfants n'auraient pas dû naître, L'enfance est trop dure pour eux !

Contre cette conception, Couté se rebelle avec violence. A bas les livres, et vive la Nature. Contemplons les choses qui nous entourent, le soleil, l'avril, l'oiseau, les plaines reverdissantes, et les bois murmurants; emplissons-nous en le cœur... Pour l'avoir méconnu, le vieux maître d'école ne sera " Qu'un grand malfaiseux devant la Nature " !

Et c'est toute la philosophie du Mistral beauceron...

Mais, dira-t-on, cette doctrine, individualiste et panthéiste à la fois, peut-elle s'accorder avec le grand rythme de l'évolution humaine? Ne va-t-elle pas contre l'effort séculaire des civilisations? Et cet " état de nature " vers lequel, disciple de Jean-Jacques, voudrait nous orienter notre poète, ne ressemble-t-il pas terriblement à l'état de barbarie ? .

Laissons ces graves questions. Haine des tueries inutiles, respect de la liberté et de la conscience, nécessité de faire crouler certains préjugés inhumains, pitié pour les désespérés et les faibles, les causes que plaide Couté sont assez souvent de nature à rallier tous les suffrages, pour que noue admiration persiste, devant le paradoxe d'une conception particulière. Et puis une idée est toujours intéressante et belle, quand elle est bellement exprimée. Or, Couté magnifie les siennes par la forme la plus inédite, la plus saisissante et la plus pittoresque qui soit. Ce réfractaire a des comparaisons d'une infinie délicatesse :

Le souleil est doux coumm' les yeux des bêtes.

Les vers-formules abondent dans ses poèmes :

L'hounneur quient dans l'carré d'papier d'un billet d'mille.

D'un alexandrin, il fait un petit tableau de genre :

Et su' la route vont les tireux d'pieds d'biche...
I passait su la place en lisant son journal...

Original, personnel, maître de sa langue, glaneur heureux d'images neuves et d'expressions colorées, Gaston Couté révèle dans ses œuvres toutes les qualités du grand poète. Et les lecteurs des Chansonniers de Montmartre en seront d'accord, après avoir lu, dans ce fascicule, dix d'entre ses poèmes les plus justement notoires, auxquels les magistrales compositions inédites de Grandjouan ajoutent l'attrait d'un émouvant commentaire.

Maurice DUHAMEL,
(Les Chansonniers de Montmartre).