Extrait de "Gaston Couté" par P.-V. BERTHIER
(Décembre 1957 - Mars 1958)

En 1915, le 298ème régiment d'infanterie territoriale tenait les premières lignes au bois d'Hirzbach, en Haute-Alsace.
Un soir, dans une cagna, quelques officiers parlaient littérature. Ils évoquaient leurs admirations d'antan, stupéfaits de constater combien leurs points de vue s'étaient modifiés depuis le grand bouleversement.

- Tout ce qu'on produit est médiocre, dit l'un. Rien de ce que nous aimions ne résistera à la tourmente.
- Qui donc oserait prononcer ici, dans les tranchées, les noms de Richepin, de Barrès, de Bourget, de Lavedan ? dit un autre. La mêlée aura eu ça de bon qu'elle aura balayé tous ces jean-foutre.
- Qu'ils viennent donc sur le parapet affronter les feux de la rampe !
- Y en a-t-il seulement un qui supporterait la lecture dans cette cagna ?

Un silence. Ils cherchent, en vain. L'un d'eux, tout de même, propose Jehan Rictus et récite le début des Soliloques du pauvre :

Merd'! V'là l'hiver et ses dur'tés.
V'là l'moment de n'pus s'mett' à poil.
V'là qu'ceuss' qui tienn'nt la queue d'la poêle
Dans l'midi vont s'carapatter...

- Oui, à Bordeaux ! interrompt un capitaine.
Le récitant sourit et continue. Les combattants admirent cette poésie sarcastique, car ces soliloques du pauvre, écrira plus tard l'un d'eux, correspondent à certains soliloques de " poilus ".
- Voilà le vrai poilu de la poésie !
Et tous de tomber d'accord sur une condamnation sans appel des bourreurs de crâne :
- Il faudrait en finir avec tous les éloquents, tous les " rhétoriqueurs ", les fabricants et les mercantis de camelote académique !

Un jeune lieutenant mitrailleur qui jusque-là n'avait rien dit intervient timidement :
- Rictus... oui, c'est gentillet... Mais j'en connais un autre qui me rappelle un peu sa manière... et qui a aussi pas mal de cran dans le style... Attendez, je vais essayer de me souvenir...
Et, d'une petite voix qui se cherche, le lieutenant mitrailleur commence à réciter les vers à mesure qu'il les arrache à sa mémoire :

V'là les conscrits d'cheu nous qui passent !
Ran plan plan ! L'tambour marche d'vant;
Au mitan, l'drapiau fouette au vent...
Les v'là ceuss' qui r'prendront l'Alsace !

Une à une, les dix strophes y passèrent. Ah ! certes, sous cette coupole de rondins et de tôle ondulée qui ne ressemblait guère à celle de l'Institut, à deux cents mètres des lignes allemandes, pas un vers de Jean Aicard, d'Edmond Rostand ou d'Henri de Régnier n'aurait paru audible à ces hommes aux capotes crottées. Mais les quatrains du poète inconnu avaient victorieusement affronté l'épreuve. Et le lieutenant Romain Guignard, dans le civil professeur de lettres, âgé de vingt-cinq ans et originaire de Vatan (Indre) - qui devait relater plus tard cette scène dans le numéro 2 du Reflet (février 1923), fondé par Guy Vanhor - s'était levé, surpris.
" Je pensais, écrirait-il plus tard, aux cénacles, aux chapelles où se confectionnent les réputations, aux chers maîtres, aux chers confrères, et je me disais : " Quelle épreuve pour un poète que d'être épluché par des critiques guerriers qui se foutent pas mal des poncifs et des écoles ! "

- Je connais Rictus, mais pas celui-ci, dit-il. Tu sais son nom ?
Le lieutenant mitrailleur fouilla dans ses souvenirs :
- Un nommé Couté... Gaston Couté, de Meung-sur-Loire... Jeune ou vieux ? Vivant ou mort ? Je n'en ai aucune idée.
- Tu sais autre chose de lui ?
- Oui, un truc intitulé les Gourgandines.

Et le mitrailleur redevint le centre de l'attention collective, les Gourgandines soulevèrent l'enthousiasme. Quant au lieutenant Guignard, il méditait et se tenait coi. Il répétait à part lui les vers qu'il avait retenus au hasard de l'audition. Gaston Couté... Ce nom frappait pour la première fois son oreille...

A quoi bon être professeur de lettres alors qu'il existait à son insu un tel poète ?
- Eh bien ! Guignard, à quoi penses-tu ?

Guignard pensait qu'après cette guerre il aurait du mal à enseigner aux mômes " Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie" alors qu'il connaîtrait l'existence des Conscrits.

Dès ce moment, sa résolution fut prise : il travaillerait à sauver Couté de l'oubli. Dans le même secteur que Guignard, au 4ème bataillon, 16ème compagnie, se trouvait quelqu'un qui l'eût fort approuvé - et qui l'approuvera huit ans plus tard : le sergent Emile Guillaumin, écrivain populiste, qui s'est fait connaître par la Vie d'un simple... Il avait lu les Conscrits naguère dans le Chambard...

Le lieutenant professeur n'attendit pas la fin de la guerre. A la faveur d'une permission en 1916, il profita de son passage à Paris pour quêter des renseignements. Il apprit que Couté était mort cinq ans plus tôt. Le numéro du 8 juillet 1911 des Hommes du jour lui fournit des détails. Mais des œuvres ? Où trouver des œuvres ? On lui signala que le poète défunt avait collaboré à la Guerre sociale de Gustave Hervé, journal subversif, incendiaire, où celui-ci avait naguère " planté le drapeau dans le fumier ".

Or, Gustave Hervé avait évolué, abjurant l'antimilitarisme intransigeant pour le patriotisme intégral. Il vénéraitmaintenant la France immortelle, la tradition, le drapeau tricolore et l'armée. Il avait " sabordé " son brûlot révolutionnaire, et dirigeait à la place la Victoire, organe du nationalisme le plus cocardier et le plus chauvin.

" Tant pis ! se dit Romain Guignard. Il faut que je voie Gustave Hervé ! "