Un gâs qu'a mal tourné
par Gérard Boutet
(extrait du numéro 30 du "Journal de la Sologne" paru à l' automne 80)

 

Après l'avoir tant dénigré, la bonne gent magdunoise ne manque jamais d'ajouter le nom de Gaston Couté à la liste de ses enfants célèbres. Les morts sont tous des braves types, chante Georges Brassens. Le temps a effacé les frasques de l'indésirable chansonnier comme il avait déjà effacé celles du poète François Villon. Il ne fait aucun doute que le souvenir de Gaston Couté reste attaché aux moulins de Meung-sur-Loire, et plus particulièrement à celui de Clan où Couté passa toute son enfance. Pourtant, c'est à Beaugency que le chansonnier naquit. Gérard Boutet nous retrace en quelques pages l'existence de celui qu'on surnomma le " Mistral de la Beauce "Moulin de Clan

Gaston Couté, " le Gâs qu'a mal tourné " Un poète qui ne figure dans aucune anthologie et qui, pourtant, occupe une place primordiale dans la poésie populaire A tel point qu'il est courant d'entendre encore dans les cabarets parisiens de jeunes chanteurs interpréter ses chansons. Car les poèmes de Gaston Couté sont restés d'actualité, bien que l'auteur se soit éteint voici quelque soixante ans ! Le gâs qu'a perdu l'esprit rôde toujours par la lande beauceronne, le Christ en bois reste planté sur le bord du chemin et les gourgandines sont encore mises à l'index par les gens comme il faut...

MEUNG-SUR LOIRE, VILLE CELEBRE PAR SES MOULINS ET SES POETES

Gaston Couté naît le 23 septembre 1880 à Beaugency, au Moulin des Murs, sur le rû. (Détruit lors du bombardement de 44, ce moulin a fait place à un square qui porte précisément le nom du poète.) Deux ans plus tard, le père Eugène Couté dit " Couté des Murs" quitte Beaugency pour s'installer à Meung-sur-Loire, un bourg gros de trois mille âmes et guère avec, à huit kilomètres en amont de la Loire. Contrairement à ce que l'on a souvent écrit, le père Couté n'a rien d'un rustre. C'est plutôt un solide gaillard courageux, fier, et astucieux. Il faut par exemple noter qu'il est l'inventeur d'un système d'accolage toujours en vigueur chez les vignerons du coin !...
Meung-sur-Loire est la ville de la minoterie car tout le grain beauceron vient s'y moudre. Meung-sur-Loire est aussi la cité des poètes. C'est là que Chopinel, dit Jehan de Meung, écrivit la seconde partie du Roman de la Rose et que François Villon, après avoir frôlé la potence, termina dans les cachots du château son Grand Testament. Jehan de Meung, François Villon et Gaston Couté : trois poètes révoltés animés par la même soif de justice (...).

Le père Couté s'établit donc au Moulin de Clan, un des plus importants établissements de La Nivelle. Le travail ne manque pas et dès son enfance, le jeune garçon a tout loisir de détailler les charretiers beaucerons qui, à gros jurons, voiturent le blé à moudre. Il les observe tant, il se sent si proche d'eux qu'il en fera les personnages principaux de ses chansons tout en empruntant leur patois et leurs expressions imagées.( Le charretier ).

Les années passent. Le jeune Gaston Couté apparaît comme un garçon turbulent, espiègle et farceur, mais "qui apprend bien. À onze ans, il est reçu premier au Certificat d'Étude du canton. Le voici inscrit aux Cours complémentaires de Meung puis, avec son échec quasi volontaire au Brevet élémentaire, interné au Lycée Pothier d'Orléans. Dans une classe supérieure à la sienne, l'élève Couté fait connaissance d'un certain Pierre Dumarchey ; bien des années plus tard, il retrouvera ce camarade à Montmartre sous le pseudonyme de Pierre Mac Orlan ! Le vœu le plus cher du père Couté est d'assurer un brillant avenir à ses enfants. Sa fille aînée Rosa épousera un charcutier, M. Troulet, qui sera maire de la commune. Quant au garçon, le père voudrait en faire un fonctionnaire, loin de cette farine qui condamne les meuniers à la tuberculose. Mais une telle perspective convient mal au tempérament du lycéen.

Mais si le jeune fils du meunier n'a pas encore "tourné" aux yeux des bonnes gens, cela ne saurait maintenant tarder. Car le garçon, devenu commis auxiliaire à la Recette d'Orléans dès sa sortie du lycée, se met à écrire des poèmes. Des poèmes! A-t-on idée?...Toujours est-il que le rimailleur rêve maintenant d'être chansonnier à Montmartre, comme cet autre gâs du Loiret Aristide Bruant. Mais, pour l'instant, il doit se contenter d'écrire dans les colonnes du Progrès du Loiret. Dès qu'il peut, il glisse un poème entre deux articles sous les signatures de Pierre Printemps et de Gaston Koutay. À quelques mois de là, une troupe ambulante donne représentation dans une auberge de Meung. En fin de programme, l'animateur de la tournée invite les spectateurs à monter sur les tréteaux. Gaston Couté n'hésite pas : il escalade les planches et déclame le Champ d'naviots. Le directeur de la troupe Castello l'impresario dirait-on aujourd'hui n'en croit pas ses oreilles ! Voilà à coup sûr un réel chansonnier dans la pure tradition montmartroise ! Ce compliment ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd...

MONTMARTRE, BUTTE ÉGALEMENT CÉLÉBRE PAR SES MOULINS ET SES POÉTES !

Les encouragements de Castello décident Gaston Couté. Le 31 octobre 1898, à l'âge de dix-huit ans, il quitte la ville des moulins pour "monter" à Paris. Sur le quai de la gare, son père lui glisse un billet de cent francs, en disant : " C'est le seul argent que tu auras de moi. Ne me réclame plus un sou, mais reviens au pays quand tu veux : la porte restera toujours ouverte pour toi ! " Notre apprenti chansonnier, le cœur plein d'espoir et la poche vide, débarque donc à la gare d'Austerlitz et de là, dirige aussitôt ses pas vers cette fameuse Butte Montmartre. Montmartre ! Une colline couverte de vignes entre lesquelles serpentent de sinueux sentiers... Une colline piquée de moulins à vent si souvent peints par Toulouse-Lautrec, mais bien différents de ceux des Mauves... Une colline fabuleuse jalonnée de cabarets et d'ateliers de peintres... Il y a là toute une ribambelle de poètes qui égratignent le bourgeois, le soir, devant un parterre de poulbots et de citadins encanaillés. Aristide Bruant, engoncé dans son écharpe rouge, y gouaille Nini Peau d'chien et Jehan Rictus y pleure ses Soliloques du pauvre. Voilà le théâtre qu'il faut à Gaston Couté !

"... Couté nous apparut en blouse bleue, sa blouse des dimanches ruraux et des jours de foire passée sur ses "biaux habits". Il était coiffé d'un feutre noir et pointu, à larges ailes, et c'était à cette époque le petit gars trapu et de teint coloré qui nous arrivait tout droit de la Beauce... " (Jehan Rictus.)

II débute dans un cabaret du boulevard Rochechouart nommé " Al Tartaine " pour un café crème et quelques croissants. Le succès du petit Beauceron ne se fait pas attendre. Dés les premières semaines, les cabarets commencent à se le disputer et son nom s'inscrit en bonne place sur les affiches. De tous les quartiers de la capitale, on vient écouter le cri de ce " poète en blouse ", de ce paysan qui parle un patois inhabituel aux images si crues et si justes. Couté. Cinq lettres qui s'étalent en gros caractères sur les affiches de " Al Tartaine", de " la Nouvelle Athènes", de " l'Ane rouge", des "Funambules", du "Lapin agile", du "Conservatoire", du "Carillon", des "Quat'z arts", du "Pacha noir", de " Gringoire "... Il devient même co-directeur du cabaret " La Truie qui file " avec Dumestre et Dominus ! D'emblée, Gaston Couté devient une des figures les plus pittoresques et les plus sincères de la Butte !

" ... LES ESCALIERS DE LA BUTTE SONT DURS AUX MISÉREUX... "

Hélas ! la ponctualité n'est guère la qualité de Gaslon Couté et le poète préfère souvent les tables de bistrots aux scènes qui le réclament. Alors, les scènes se lassent de l'instable ; peu à peu, les portes des cabarets se ferment. Pour ne rien arranger, le public change. " Les grenouilles de bénitier fêtardes, écrivait André Sauger veulent bien écouter des plaisanteries égrillardes, mais elles ne prisent guère ce genre de propos et encore moins ceux qui, comme Gaston Couté, mettent leur plume au service de la vérité et de la liberté de l'esprit. Ils n'aiment point, ceux-là, qu'un poète se permette de confesser les joies et les douleurs de la multitude." Un courant revanchard chasse les chansonniers pacifistes. Couté est un de ceux-là ; plus vagabond que poète, il se retrouve fréquemment sans le sou, sur le pavé. Ce sont alors les privations, les cachets de misère, les meublés glacés et les maigres cafés crèmes. C'est aussi l'absinthe. Car Couté s'adonne à la boisson et sa santé fragile s'altère de jour en jour. Conscient de son état, il abandonne parfois la Butte et, à pied, en compagnie de quelques complices, revient passer plusieurs jours à Meung, ou ailleurs.

Mais le chansonnier montmartrois n'est pas fait pour s'entendre avec le meunier beauceron, l'ancien charcutier, son beau-frère, depuis peu élu maire. Monsieur Troulet. Môssieu Imbu pour Gaston Couté. Ou encore Alcide Piédallu, selon la chanson...
Le poète regagne donc la Butte, cette Butte aux cabarets enfumés qui lui rongent la santé mais où il se sent bien, où il peut hurler sa révolte. Il ne revient pas sans emporter dans sa besace tout un bric-à-brac de souvenirs : les conscrits braillards et inconscients, les électeurs heureux de brandir leur bulletin de vote inutile, les mangeux d' terre gourmands qui grignotent même les sentiers, la Julie jolie et la Toinon, deux gourgandines  au cœur sec... le tout parfumé à l'odeur du fumier ! Autant de chansons qui feront son nouveau répertoire... L'éditeur Georges Ondet publie quelques-uns de ces textes et les droits d'auteur permettent à Gaston Couté de manger convenablement pendant quelques jours. Et de boire, hélas! Une sorte de sursis. Puis c'est de nouveau la misère... Georges Ondet projette un moment de publier un recueil des œuvres de Couté sous le titre La Chanson d'un gâs qu'a mal tourné. Mais il en est vite dissuadé par les amis de Théodore Botrel, le barde breton royaliste, qui n'entendent pas voir la Paimpolaise côtoyée par les charretiers beaucerons ! Le livre ne paraît donc pas et ce n'est que le successeur d'Ondet, Eugène Rey, qui, en mai 1928 soit dix-sept ans après la disparition du poète , sortira de ses presses l'ouvrage tant attendu !

La maladie (la phtisie galopante) fait de terribles progrès. Les amis de Couté s'en aperçoivent et font tout pour lui procurer quelque argent, afin qu'il se soigne mieux. Gustave Hervé l'engage dans son journal anarchiste la Guerre sociale et lui commande, moyennant un salaire confortable, une chanson par semaine. "... Écrites sur des sujets d'actualité, raconte Louis Lanoizelée, ces chansons pouvaient se chanter sur des airs connus. Bâclées à la dernière heure, elles étaient trop violentes et dépassaient ainsi le but qu'elles voulaient atteindre ! " Et pourtant, dans son numéro du 13 juin 1911, la Guerre sociale annonce que son chansonnier est poursuivi pour outrages à la Magistrature, preuve que les personnages visés ne se sentent guère à l'aise ! Car il faut préciser que " la chanson de la semaine " est lue et fredonnée dans les rues et dans les ateliers, agissant comme un véritable ferment révolutionnaire. En traînant Couté devant les tribunaux, les autorités pensent impressionner et museler l'audacieux. Mais c'est peine perdue car au terme du procès, le président s'entend dire par l'avocat : " Vous venez de condamner un mort. "

Devançant les juges, la tuberculose pulmonaire a gagné. Gaston Couté n'est plus. Il s'est éteint le 28 juin 1911, vers 14 heures, à l'Hôpital Lariboisière. Comme tant d'autres poètes maudits, Gaston Couté est mort d'épuisement, d'incompréhension et d'alcool. A l'âge de trente et un ans !

Lorsque le cercueil sort de l'hôpital pour être porté jusqu'à la gare d'Orléans-Austerlitz, les terrassiers du métropolitain arrêtent le travail et, posant pelles et pioches, chargent le cercueil sur leurs solides épaules. C'est la classe ouvrière qui rend un ultime hommage à son poète. Et c'est de cette royale façon qu'un misérable chansonnier quitta la ville qui l'a usé. Aucun autre poète, depuis, ne suscitera tant de chagrin populaire en disparaissant !
A Meung, les choses sont plus simples : les gens qui suivent l'enterrement viennent davantage pour le beau-frère du mort, le maire M. Troulet-lmbu, que pour le mort lui-même. M. le Maire n'a du reste même pas daigné assister aux obsèques, retenu par quelque répétition de la fanfare municipale !... À quelques jours de là, le vieux père Couté rencontre l'éditeur Ondet et s'étonne : " Je n'aurais jamais cru que mon fils avait ici tant d'amis ! Maintenant qu'il n'est plus, dites-moi sincèrement : mon fils avait-il du talent? " Eh oui ! Gaston Couté avait du talent ! Et, comme dit Xavier Privas dans son oraison funèbre, nous garderons pieusement son souvenir car les poètes qui meurent jeunes sont non seulement aimés des dieux, mais aussi des hommes !

À la mort de Gaston Couté, un chansonnier d'oucques, Maurice Hallé, remonta sur les planches de Montmartre pour y déclamer ses poèmes en patois beauceron, à la façon du " gâs qu'a mal tourné ". Mais les cabarets de Montmartre avaient bien changé et Maurice Hallé ne reçut pas le succès dont avait bénéficié son prédécesseur. Maurice Hallé fut un des fondateurs de l'association "Souvenir Gaston Couté"; (1932), aujourd'hui dissoute. Néanmoins, Gaston Couté eut de nombreux interprètes parmi nos chanteurs et nos comédiens actuels. Citons entre autres : Édith Piaf, René-Louis Lafforgue, Pierre Brasseur, Francis Cover, Claude Réault, Yves Deniaud, Monique Morelli et, plus récemment, Gérard Pierron et Bernard Meulien ... Georges Brassens s'en est quelquefois inspiré...